L’écrivain reclus

Le bonheur d’un « pauvre reclus » :

Voltaire et Émilie à Cirey

« Peut-être est-ce une fausse nouvelle, mais un pauvre reclus comme moi peut-il en avoir d’autres ? » Effectivement, comme le souligne le ton plaintif, au moment où Voltaire se réfugie sans enthousiasme à Cirey, propriété du mari de sa maîtresse, il fuit la police. Pour un temps, le château de Cireyqu'il fait rénover selon son goût et à ses frais, devient le lieu où le philosophe se retire afin de ne plus être atteint par la « calomnie » et se prémunir de la « lettre de cachet » lancée contre lui par le garde des sceaux. 

Bien que Voltaire se considère alors comme « un pauvre provincial éloigné des sources de l’esprit », le château de Cirey se change pour lui en site providentiel et protecteur, espace de confinement que le « pauvre reclus » transforme en lieu de résidence très intime, espace professionnel. De fait, c’est à partir de septembre 1734 que débute la longue villégiature de Voltaire en Champagne où le couple illégitime formé avec Madame du Châtelet s'installe pour vivre et travailler ensemble. 

Et pourtant, si c'est contraint à la fuite que Voltaire découvre Cirey où il se cache à cause de la retentissante publication de ses Lettres anglaises (printemps 1734), il trouve en ce nouveau domicile à la campagne de quoi profiter du calme propice à l'écriture, l'étude et la vie amoureuse.« Azile des Beaux-Arts, solitude où mon cœur / Est toujours demeuré dans une paix profonde / C'est vous qui donnez le bonheur / Que promettait en vain le monde ». Avec ces vers, gravés sur l’un des montants de la porte d’honneur du château, Voltaire chante le bonheur de l’exil, le bonheur des arts, le bonheur à Cirey.

Là, dans ce havre de paix, Voltaire et Émilie entretiennent une connivence intellectuelle forte qui se développe et s’épanouit pleinement. L'un et l'autre, ils se mettent en quête de vérité, se questionnent sur les sciences, le bonheur, le bien et le mal, l'existence de dieu, l'égalité sociale, la cohabitation de la raison et des passions... 

Le confinement à deux, réunissant sous le même toit François-Marie et Émilie, favorise le travail du couple, préoccupé tout à la fois de réflexion philosophique ou scientifique, mais également de considérations politiques et sociales. Ainsi se déploie une création littéraire foisonnante, nourrie parla manière de vivre l’amour, l’amitié et le bonheur au sein du duo confiné.

La présente étude questionnera la correspondance de Voltaire tenue lors de cette période de réclusion heureuse depuis Cirey, loin de l’agitation parisienne et des atteintes de la censure. 

Nous déterminerons en quoi les lettres de Voltaire résonnent comme la forme élémentaire d’un télétravail restituant la situation singulière d’un confinement par laquelle se mêlent lieu de vie et lieu de travail. 

Puis, nous analyserons en quoi cet exil châtelain engendre une intense activité culturelle de couple, organisée à deux. 

Enfin, nous montrerons comment la résidence privée et amoureuse contribue, grâce au labeur conjoint mené au sein du château, à construire le bonheur de l’écrivain confiné en ménage.

Un télétravail primitif​

C’est le 8 mai 1734, que dans le plus grand secret Voltaire arrive à Cirey, position de repli offerte par Madame du Châtelet lors de leur commun séjour à Montjeu, près d’Autun. Cirey devient alors la place idéale d’où Voltaire s’enquiert de connaître auprès de son camarade de collège d’Argental quelles malheureuses intentions le garde des sceaux entend mettre à exécution à son encontre : « Ne pourriez-vous pas savoir si le garde des sceaux a toujours la rage de vouloir faire périr à Auxonne, un homme qui a la fièvre et la dysenterie, et qui est dans un désert? » Par cette fictivisation de soi-même qu’évoque l’autoportrait distancié d’un François-Marie valétudinaire, tout à la fois atteint de « fièvre » et « dysenterie », l’épistolier ne manque pas de désigner son lieu de séjour tel « un désert ». Plus qu’un endroit inhabité, au début de son confinement, Cirey représente alors un endroit abandonné et vide où l’exilé se trouve livré, pour quelques mois, à une profonde solitude loin de la scène sociale à laquelle il a l’habitude de se confronter.

Date de dernière mise à jour : 17/02/2025