Rousseau et les rêves

« Rêve et rêverie à l’époque des Lumières »

De l’exaltation littéraire dans

Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778)

Josiane Guitard-Morel

Université Clermont-Auvergne

Celis

Après l’analyse qui montre comment le rêve oraculaire de la mère de Roderick Random porte en lui la trame circulaire de l’intrigue littéraire de Smolett, je vais tenter de montrer pourquoi la rêverie de Rousseau, elle aussi inscrite dans le trajet rotatoire de la promenade, prend valeur non de prémonition comme chez l’écrivain écossais, mais plutôt de ce que je nommerai une postmonition fabulatrice, c’est-à-dire une forme d’intuition a postériori qui éclaire le cours d’une existence révolue grâce aux perceptions métagnomiques autorisées par la rêverie.

Si Baudelaire évoque « L’Homme-Dieu », c’est pour souligner cette quête artistique vers laquelle conduit le rêve provoqué « dans l’ivresse du haschisch ». Pourtant, il ne manque pas alors de nommer Rousseau en écrivant « cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui […] après s’être confessé à l’univers, non sans une certaine volupté, a osé pousser le […] cri de triomphe […] avec […] sincérité et conviction ? L’enthousiasme avec lequel il admirait la vertu, l’attendrissement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d’une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu’il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur morale. Jean-Jacques s’était enivré sans haschisch » et cette exaltation l’a conduit à écrire Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778).

Avec le citoyen de Genève, le mot « rêverie » connaît une évolution sémantique positive qui passe d’une acception classique péjorative à une signification plus laudative, dès la fin du XVIIIe siècle, pour désigner, selon le Littré, « l’état de l’esprit occupé d’idées vagues ». Pour Rousseau, le rêveur forme un homme nouveau capable de se mettre à l’écoute de sa voix intérieure. La rêverie ressemble alors au miroir de l’âme, détentrice de « paisibles méditations » d’où la jouissance n’est jamais éloignée. Pareille rêverie ambitionne une recherche intimiste du bonheur à partir des impressions extérieures laissées en suspens pour atteindre un moi originel légué par le rappel du passé. L’écriture de la rêverie par Rousseau crée un texte fondateur à la suite duquel les romantiques ont pu exprimer « les innombrables frissons de l’âme et de la nature ».

« Avant lui, seul La Fontaine […] avait connu et senti à ce degré la nature et ce charme de la rêverie à travers champs ; mais l’exemple tirait peu à conséquences ; on laissait aller et venir le bonhomme avec sa fable, et l’on restait dans les salons. Rousseau est le premier qui ait forcé tout ce beau monde d’en sortir, et de quitter la grande allée du parc pour la vraie promenade aux champs » (Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Causeries du lundi, tome III. Paris : Calmann-Lévy,1883, p. 88.).

L’acte du marcheur engendre l’acte du lettré : en pérégrinant dans la nature, Rousseau abandonne les détours vers autrui et n’emprunte plus que les voies de son âme et de son imagination, longuement sillonnées. Le cheminement intérieur, occasionné par la randonnée extérieure, l’amène à transférer cette marche intellectuelle et sensitive, par l’activité de sa mémoire encore alerte, dans la création textuelle. Ainsi, Rousseau incarne l’un des premiers écrivains de l’histoire littéraire à accorder un espace aussi développé aux descriptifs des conditions de la rédaction de ses œuvres. Le promeneur solitaire explicite avec détails et précisions, les significations de son enrôlement littéraire. Pour Les Rêveries du promeneur solitaire, il définit de moult manières le genre littéraire qu’il compose, le rapproche d’un journal, d’un registre ou encore de quelques notations saisies sur le vif lors de ses déambulations pédestres.

Jeunesse de rousseau

Nous déterminerons comment et pourquoi l’écriture de la promenade retranscrit l’exaltation métagnonique des rêveries littéraires.

Lorsque débute la composition des Rêveries, en 1776, Rousseau vit une situation difficile en raison du fort rejet de ses semblables. Mis à l’écart de la société, le philosophe se résout à l’isolement et fait abstraction d’autrui. Aussi, lorsqu’il se complaît à sortir seul au milieu de la nature, Jean-Jacques Rousseau se détache du monde de ses contemporains et la promenade solitaire élabore alors en lui comme une transition bienfaitrice propice au réveil de la rêverie.

La présente étude se propose de définir le concept de ‘rêverie’ dans l’œuvre ultime de Rousseau puis de souligner comment cet état singulier ouvre sur l’introspection. Enfin seront mis au jour les liens et tensions entre rêveries, promenades et discours littéraire.


Date de dernière mise à jour : 29/02/2024